Chers amis, chères amies,

Salutations depuis le bureau du Tricontinental: Institut de recherche sociale.

Je vous écris depuis Séoul (Corée du Sud), l’une des villes les plus impressionnantes de la planète. La moitié de la population sud-coréenne de 50 millions d’habitants habite dans l’agglomération de Séoul. Non loin du centre-ville, il y a la zone démilitarisée qui divise en deux les Coréens. Les chefs des gouvernements du Sud et du Nord poursuivent leurs remarquables efforts pour réduire la tension sur la péninsule et réunir, d’une manière ou d’une autre, les habitants des deux pays. Une partie importante de la population coréenne, sur l’ensemble de cette péninsule, veut mettre fin à l’état de guerre permanente qui hante leur vie quotidienne depuis près de 70 ans. Malheureusement, leurs ambitions pacifistes font face à de lourdes contraintes provenant de l’extérieur. Du point de vue de l’élite politico-militaire des États-Unis, le Japon et la Corée du Sud doivent rester des Etats clients pour empêcher le retour de la Chine sur le devant la scène internationale (pour en savoir plus, voir le premier Dossierde mars du Tricontinental: Institut de recherche sociale, ainsi que mon article récent ici).

Les gratte-ciels vitrés et impressionnants de Séoul ne peuvent pas cacher la pauvreté des régions périphériques et dans les maisons des personnes âgées. Cette année, dans le journal Lancet, une étude intéressant a estimé que les femmes sud-coréennes qui naîtront en 2030 seront les premières à vivre 90 ans. Il faut contraster cela aux données de l’OCDE qui montrent que la moitié de la population au-delà de 65 ans vit dans la pauvreté. C’est une statistique terrible pour un pays riche. Il fut un temps où la Corée du Sud paraissait inarrêtable, un des “Tigres asiatiques”. Mais le pays fut touché d’abord par la crise financière asiatique de 1997, puis de la crise globale de 2007-2008. Son économie en pris un coup, et sa population fut confrontée à une pauvreté multiforme et généralisée.

Alors que la population vieillissait, ces dernières décennies ont vu le démantèlement de la protection et la sécurité sociales. La Corée du Sud sera, d’ici à 2030, sera un des pays aux populations très vieilles (c’est-à-dire un sur cinq habitants au-delà de 65 ans). De tels pays existent déjà: le Japon, l’Italie et l’Allemagne. L’actuel président de la Corée du Sud, Moon Jae-in, a été élu grâce à son engagement pour trouver des remèdes à la crise de l’insécurité sociale dans le pays. Dans son document (d’août 2017) “100 Policy Tasks”, il s’engage de “garantir une vie saine et digne pour les personnes âgées, en préparation pour la société vieillissante”. Reste à voir comment il pense transformer cette promesse en réalité. De nombreuses personnes âgées dans le pays donnent une partie de leur pension à leurs enfants; si cette pension augmente, ce sera payé par les taxes de ces derniers. Sans une stratégie concrète pour imposer les entreprises monopolistiques, combattre leur corruption et taxer les milliardaires, il n’y aura pas les ressources nécessaires pour un tel projet.

La Corée du Sud a un problème modéré en ce qui concerne l’itinérance (les sans-abris). L’Afrique du Sud ne peut pas en dire autant car cela constitue pour elle un problème endémique. L’origine du problème remonte à la monopolisation des terres pendant la période d’Apartheid, et l’échec de la démocratisation du marché foncier après 1994. C’est la non-accessibilité du logement qui a provoqué la création de bidonvilles et de campements. Le caractère informel de cet espace de vie est le pénurie de services et, par conséquent, les conditions de vie déplorables. Avec la marchandisation de l’immobilier, les travailleurs urbains ont été contraints économiquement à rejoindre ces bidonvilles.

Leilani Farha, le rapporteur spécial des Nations Unies, estime que le marché foncier mondial vaut approximativement 163 billions de dollars: il s’agit d’un prix supérieur à celui de toute l’économie mondiale et bien plus grand que les sept billions représentant la valeur de l’or extraite de la terre depuis les premières mesures et données existantes (vous pouvez lire son rapport du septembre 2018 dans son intégralité ici). Le capital privé a depuis longtemps considéré l’immobilier comme un investissement rentable, qui fait croître les prix. Le capital considère la terre et le logement comme un investissement, pas un droit. C’est là que réside le centre du problème.

C’est pourquoi des organisations telles que Abahlali baseMjondolo (AbM), le mouvement des habitants des cabanes d’Afrique du Sud, ont vu le jour en 2005 et c’est pourquoi elles luttent bec et ongles pour protéger les droits et la dignité des travailleurs qui vivent dans les campements improvisés. Le titre de ce bulletin – nous n’avons pas d’autre choix que de vivre comme des êtres humains – provient d’un interview que le Tricontinental : Institut de recherche social a réalisé il y a quelques semaines avec S’bu Zikode, le président de l’AbM. Cette interview est au cœur de notre 11ème Dossier – La politique d’Abahlali baseMjondolo, le mouvement sud-africain des habitants des bidonvilles. C’est notre meilleur dossier, une lecture essentielle.

Le Dossier sera utile non seulement dans d’autres parties du « Sud », où les établissements précaires forment des « villes dans les villes », mais aussi dans le « Nord », où l’itinérance augmente rapidement. Un nouveau rapport de l’organisation caritative britannique Shelter indique que 130 000 enfants seront sans abri cet hiver. Le même problème se pose aux Etats-Unis, où la Campagne des Populations Pauvres tente de s’attaquer aux racines de l’exclusion liée au logement et de la faim (voir, par exemple, l’action de Arise for Social Justice).

Prêtez attention à l’article 25 de la Déclaration internationale des droits de l’homme : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux et les services sociaux nécessaires, ainsi que le droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance dans des circonstances indépendantes de sa volonté. » Chaque année, le 10 décembre est consacré à la Journée des droits de l’homme. C’est généralement une journée écrasante – tant de problèmes, si peu de solutions. Et pourtant, comme je l’écris dans ma chronique cette semaine, il y a des aperçus d’inspiration de Marrakech (Maroc) au Rajasthan (Inde).

À Marrakech, au Maroc, les représentants de multiples États se sont rencontrés pour signer un Pacte mondial pour les migrations (document en anglais), une promesse morale de politiques adéquates et humaines pour des personnes désespérées. David Azia a pris cette photo pour l’HCR dans le bazar de Cox, dans un campement de réfugiés, il y a quelques mois.
A Oslo (Norvège), Nadia Murad et Denis Mukwege ont partagé le prix Nobel de la paix. Nadia et Denis sont tous deux des militants pour mettre fin à l’utilisation du viol comme arme de guerre. Ce sont des gens courageux avec un message important. Le discours que Denis a prononcé m’a laissé perplexe :  » Fermer les yeux sur la tragédie, c’est être complice. Il n’y a pas que les auteurs de violence qui sont responsables de leurs crimes. Ce sont aussi ceux qui choisissent de détourner le regard ». Une foule de Norvégiens s’est rassemblée devant leur hôtel, tenant des bougies comme des sentinelles.
En Inde, les élections d’État ont vu la défaite du parti d’extrême droite BJP dont fait partie le Premier ministre, Narendra Modi. Les élections ont été gagnées, comme le reconnaît même le BJP, par l’organisation de la mobilisation et les luttes des agriculteurs et des paysans ainsi que des travailleurs des petites usines et des crèches (anganwadis). C’était leur élection. Cependant, parce que la gauche est faible dans les principaux Etats où se sont tenues les élections, le vote du peuple s’est porté sur le Parti du Congrès – moins bilieux dans sa politique, mais non moins dur dans son approche de la vie quotidienne. Néanmoins, au Rajasthan, où le mouvement paysan a été fort, deux dirigeants paysans – tous deux communistes – ont remporté des sièges au Parlement.
Enfin, deux reportages de deux journalistes très courageux et perspicaces nous donnent un petit aperçu de la façon dont les gens ordinaires deviennent extraordinaires dans des circonstances difficiles.

Vivian Fernandes (Brésil) parle de sa visite dans la jungle colombienne pour rencontrer les guérilleros de l’Armée de libération nationale (ELN). Là où les sociétés transnationales opèrent, dit Lucia, membre de l’ELN à Vivian, c’est là où se trouve l’État. L’État est le bulldozer et le gardien de la sécurité des entreprises monopolistiques. Il ne se concentre pas sur la coordination du logement et de l’éducation, de la santé et de la culture pour la population.

Niren Tolsi (Afrique du Sud) parle de sa visite au Sri Lanka, où l’insurrection a été tuée et où l’espoir ne vit que dans la marge. Les attentes sont très modestes, là-bas. « Où sont enterrés nos enfants? », demandent les gens :  » Quelque chose est mieux que rien « , dit un défenseur des droits humains.

C’est une journée froide et lumineuse aujourd’hui. Je lis un des grands poètes coréens, Shin Kyong-nim. Il me rappelle à quel point il est important d’écrire, de parler et de militer pour quelque chose de mieux. Même dans les pires jours de la dictature militaire en Corée du Sud, il a écrit avec émotion sur la nécessité d’une organisation et d’un changement. En 1973, Shin Kyong-nim publie un livre intitulé Nong-mu (La danse des fermiers). Dans ce poème, Le chemin à parcourir, traduit par le Frère Antoine (An Sonjae), il écrivait ceci :

Nous nous sommes rassemblés, portant des piques et des lances rouillées.
Dans le bosquet éclairé par la lune, derrière l’entrepôt de sacs de paille,
nous nous sommes d’abord repentis et avons prêté serment à nouveau,
épaule contre épaule, nous savions enfin où aller.
Nous avons jeté nos piques et nos lances rouillées.
Le long du sentier en gravier menant à la ville
nous ne nous sommes rassemblés qu’avec nos poings vides et notre souffle de feu.
Nous nous sommes rassemblés avec rien d’autre que des cris et des chansons.

Notre image cette semaine (voir ci-dessous) est celle de Marielle Franco (1979-2018), qui a été tuée il y a neuf mois cette semaine. Marielle – comme on l’appelle désormais – était une femme noire, une socialiste, une militante LGBTQ et une mère. Elle est née et a grandi dans le Complex da Maré, un important favela (quartier informel) de Rio de Janeiro. Après qu’une amie ait été tragiquement tuée par balle dans la fusillade entre la police et des trafiquants de drogue, Marielle a fait son entrée dans le monde de la politique. Elle voulait mettre fin à ce genre de violence. Élue conseillère municipale à Rio, elle a été présidente de la Commission des femmes. Sa voix – sa voix fière et forte – contre la violence dans sa maison et dans des maisons qui lui ressemblaient, comme la maison des membres d’AbM en Afrique du Sud, était ce que quelqu’un a fait taire. Nous rendons hommage à son courage et à sa force et demandons à nouveau: qui a tué Marielle? Les assassins de Marielle et Gauri Lankesh (Inde), Suad al-Ali (Irak) et Hrant Dink (Turquie) et tant d’autres seront-ils contraints de renoncer à leur fauteuil de pouvoir ?

Chaleureusement, Vijay.

PS : vous trouverez nos lettres d’information et dossiers précédents, documents de travail et cahiers sur notre site Internet en anglais, français, portugais et espagnol (avec quelques documents en turc !).

*Traduit par Alexandre Bovey