Des luttes qui font la fierté du pays: la deuxième lettre d’information (2019).

Chers amis, chères amies,

Salutations depuis le bureau du Tricontinental: Institut de recherche sociale.

En l’espace de deux jours seulement, les 8 et 9 janvier, plus de 160 millions de travailleurs ont fait grève en Inde. Ce fut l’une des plus grandes grèves de l’histoire. Les travailleurs, ayant souffert depuis trente ans à cause des politiques néolibérales et des attaques contre les protections et droits du travail, sont sortis dans les rues pour demander de meilleures conditions de vie et la démocratisation du travail.

Des barrages sur les voies ferrées et sur les routes nationales ont fermé des sections du pays. Au Bengaluru, les travailleurs des technologies de l’information (IT) se sont joints à la grève, tandis qu’en Himachal Pradesh – voir la photo ci-dessus de la ville de Hamirpur – les travailleurs se sont réunis pour exiger la fin des emplois précaires dans les services gouvernementaux. Des travailleurs provenant d’un large éventail de secteurs, allant des travailleurs de l’industrie aux travailleurs de la santé, se sont joints à la grève. Le gouvernement n’a pas répondu. Je vous invite à lire mon compte rendu sur cette grève.

Mon article vient du Kerala, où la quasi-totalité du personnel a fait la grève. Cette grève survient après le puissant Mur des femmes qui a été construit le 1er janvier pour défendre les traditions de la renaissance du Kerala. Pour une idée plus complète de cette lutte qui a amené cinq millions et demi de femmes à former un mur “humain” le long du Kerala, voir mon article. Le titre de ce bulletin provient d’un poème bien connu du poète radical Vayalar Ramavarma (1928-1975). Quand les travailleurs luttent, Vayalar a écrit :  » N’est-ce pas quelque chose dont la terre doit être fière ?”

Cette grève de deux jours survient alors que les travailleurs du monde entier ont accueilli 2019 avec une vague de manifestations – depuis le  » mois de colère  » lancé au Maroc par les syndicats jusqu’aux manifestations au Soudan contre la hausse des prix, en passant par les grèves potentielles des enseignants à Los Angeles (USA) et la grève générale potentielle au Nigeria contre les salaires. Un rapport de la Confédération syndicale internationale de l’année dernière a montré que  » Plus de pays excluent les travailleurs des lois du travail  » – 65% des pays, selon le dernier décompte, excluent les travailleurs migrants, les employés du secteur public et autres des droits qui leur sont reconnus. Tout porte à croire que l’attaque contre les droits des travailleurs et la démocratie sur le lieu de travail se poursuivra malgré les troubles parmi les travailleurs.

Brinda Karat, leader du Parti communiste de l’Inde (marxiste), réfléchit – dans notre dossier de janvier – sur le bilan de l’actuel gouvernement d’extrême droite en Inde (le BJP) et sur les défis qui attendent la gauche pour produire un programme alternatif à soumettre au peuple lors des élections législatives d’avril 2019. Karat offre une évaluation pointue des attaques contre les femmes et le dénigrement du projet d’émancipation des femmes en Inde :

Au cours des dernières décennies, les femmes sont entrées dans les espaces publics pour travailler et pour vivre.

Ils ont établi leurs talents, leurs compétences et leurs capacités dans de nombreux domaines. Il y a eu un retour de bâton contre cette affirmation accrue. Le contrecoup est le résultat d’une misogynie extrême – ou d’un fort sentiment dans certains secteurs de notre société que les femmes ont une place spécifique et que toute personne qui franchit la frontière risque d’être punie. Ces murs culturels derrière lesquels les femmes et les filles sont censées vivre (à quelques exceptions près pour certaines classes) sont plus forts que les hauts murs d’une prison. Lorsqu’une femme est violée, on lui reproche d’être entrée dans l’espace public, d’être une citoyenne libre, de porter les vêtements qu’elle porte, de parler à la personne à qui elle parle, du lieu et du moment où elle était. C’est la femme qui est tenue responsable du crime. C’est le caractère de la misogynie.

L’interview de Karat approfondit la situation difficile sous le gouvernement du Premier ministre indien Narendra Modi. Par exemple, elle fait les observations suivantes :

  1. En raison des politiques gouvernementales de l’Inde, la détresse agraire est aiguë : En moyenne, 12 000 agriculteurs se sont suicidés chaque année sous le régime du gouvernement actuel. Le chômage est à son plus haut niveau.
  2. L’Inde se distingue par ses inégalités croissantes en cette période de règne de Modi. Seulement 1 % de la population détient 68 % de toute la richesse des ménages, soit une augmentation de près de 20 points au cours des cinq dernières années. D’autre part, selon l’enquête socio-économique du gouvernement, plus de 90% de la population indienne a un revenu inférieur à 10 000 roupies par an (143 dollars US).

Video caption: Video courtesy of Newsclick

Il n’est pas évident qu’une forte inégalité et une grande détresse sociale conduisent à une politique progressiste. Dans un tel contexte, il est tout aussi probable que la culture de la solidarité ouvrière s’érode et que la violence sociale s’intensifie, produisant le terreau de la politique néo-fasciste. À cette fin, Karat fait valoir que la gauche en Inde – mais aussi ailleurs – doit s’engager avec les rigidités de notre culture.

Les cultures promues par le capitalisme et le marché encouragent et glorifient l’individualisme et encouragent les solutions individualistes. Tout cela contribue à la dépolitisation de toute une génération de jeunes. C’est certainement un défi : comment trouver les moyens les plus efficaces de transmettre notre message aux jeunes. En Inde, l’exploitation des classes sociales est intensifiée par le système des castes et vice versa. Construire des luttes de résistance contre le système de castes et l’oppression des castes et relier ces luttes à la lutte contre le capitalisme en termes de luttes et d’objectifs est également un défi. Les syndicats et autres organisations de classe doivent certainement être plus assertifs et attentifs à ces aspects.

La gauche, suggère Karat, doit s’engager pleinement dans la lutte pour définir les termes d’une culture. Les questions de dignité et de discrimination sont fondamentales pour le développement d’une politique progressiste. Aucun mouvement émancipateur ne peut tourner le dos à aucune forme de hiérarchie sociale. L’impulsion démocratique doit se frayer un chemin dans la forme culturelle la plus rigide.

Les photographies du dossier proviennent de Rahul, journaliste indépendant basé à Anantapur (Andhra Pradesh), dont le travail est disponible aux People’s Archive of Rural India.

Karat propose une analyse lucide des défis que la gauche indienne devra relever lors des élections qui auront lieu dans quelques mois. Pendant ce temps, du Brésil, João Pedro Stedile revient sur les élections brésiliennes qui ont élu le néo-fasciste Jair Bolsonaro à la présidence. L’interview de Stedile, que vous pouvez lire ici, explique le contexte actuel, laid, au Brésil. Bolsonaro a rapidement prouvé qu’il avait raison de se préoccuper de sa politique. Stedile pense que le seul antidote à Bolsonaro est un mouvement ouvrier dynamique – enraciné non seulement dans la campagne mais aussi dans la périphérie urbaine.

Pendant ce temps, notre équipe du Tricontinental: Institut de recherche sociale à São Paulo (Brésil) – André Cardoso, Cristiane Tiemi et Olivia Carolino – a fait une évaluation complète de l’économie brésilienne pour 2019. Une nouvelle loi supprime le salaire minimum, tandis qu’une autre série de décrets attaque directement les communautés autochtones du Brésil. Le département chargé des droits des autochtones – la FUNAI – perdra sa tutelle au profit du ministère de l’Agriculture, qui est dominé par des intérêts commerciaux agricoles, forestiers et miniers. La ministre de l’Agriculture de Bolsonaro, Tereza Cristina Dias, était à la tête du lobby des entreprises agricoles au Congrès. Sonia Guajajajara, leader de l’Articulation nationale des peuples autochtones du Brésil (APIB), a déclaré après les décisions de Bolsonaro :  » Nous sommes les premiers à être attaqués. Nous devons être les premiers à réagir ».

Nous sommes les premiers à réagir. Cette phrase aurait été familière à la communiste palestinienne Shadia Abu Ghazaleh, née à Naplouse le 8 janvier 1949 et tuée en 1968. En 1967, Abou Ghazaleh a rejoint le nouveau Front populaire pour la libération de la Palestine. Elle a abandonné ses études au Caire à la consternation de sa famille, qui avait perdu sa maison en Palestine. A quoi sert un diplôme universitaire « , leur dit Abou Ghazaleh,  » si je n’ai pas de mur à la maison pour l’attacher « .

Le tableau de cette semaine – ci-dessus – est de Suhad Khatib, artiste, designer et cinéaste de San Francisco, née à Oman, élevée à Amman et vivant actuellement aux États-Unis – incapable de vivre dans les villes natales de ses parents en raison du colonialisme. Ce tableau est pour garder ce sourire, celui qui fait disparaître ses yeux comme ça « , nous dit Suhad. “C’est un cadeau de ma part à la génération des révolutionnaires comme Shadia… qui va renaître.”

L’année dernière, 56 enfants palestiniens, pour la plupart originaires de Gaza, ont été tués par les forces militaires israéliennes. L’attention s’est portée sur les élections en Israël, mais il y a peu de concentration sur les crimes de guerre israéliens contre les Palestiniens. Adalah, le centre juridique pour la Palestine, note dans un nouveau rapport qu’Israël n’a montré aucune volonté de mener une enquête ou une investigation sur les meurtres commis dans le périmètre de Gaza. Elle appelle l’intervention de la Cour pénale internationale. Il n’y en aura pas d’autres.

Des gens courageux devront continuer à suivre l’exemple de personnes comme Shadia Abu Ghazaleh et de lutter pour l’ouverture d’une nouvelle voie vers la paix en Palestine. Ce seront des luttes pour la fierté de leur peuple.

Chaleureusement, Vijay.

*Traduit par Alexandre Bovey, Suisse.