Mahmoud Sabri (Iraq), Death of a Child, 1963.

Mahmoud Sabri (Iraq), Death of a Child / Mort d’un enfant, 1963.

Chers amis, chères amies,

Salutations du bureau du Tricontinental : Institut de recherche sociale.

Un jour, le monde se libérera du coronavirus. Alors, nous jetterons un regard en arrière sur ces années de misère infligées par les virions aux piques de protéines qui ont frappé des millions de personnes et tenu la vie sociale en bride. On débattra beaucoup des origines du virus et de la rapidité de sa propagation dans le monde, une propagation qui montre à quel point nous sommes devenus liés via la technologie moderne des transports. Il n’y a pas de retour en arrière possible quant aux processus qui continueront à faire réduire les distances sur le globe, nous rapprochant de plus en plus les uns des autres, faisant d’autres virus et maladies les hôtes de populations de plus en plus nombreuses. Le repli sur soi n’est pas une solution aux vagues de contagion qui nous ont déjà précédés – depuis les épidémies du début de la période moderne – et à celles qui n’ont pas encore fait leur apparition. Il n’existe pas encore de méthode dans notre arsenal pour éradiquer la possibilité de quelque chose de l’ampleur du coronavirus. Nous devons nous concentrer sur la manière dont nous nous protégeons.

Tirerons-nous un jour les leçons de la dernière pandémie ou, après un bref soupir de soulagement, avancerons-nous avec l’arrogance de la victoire vers la prochaine catastrophe ? L’épidémie de grippe de 1918 a déferlé sur les pays au moment où la Grande Guerre prenait fin, les troupes ramenant le virus dans leurs foyers et faisant entre 50 et 100 millions de morts. L’historienne Laura Spinney a écrit dans son livre Pale Rider : The Spanish Flu of 1918 and How it Changed the World / Le cavalier pâle : La grippe espagnole de 1918 et comment elle a changé le monde (2017) que, lorsque cette pandémie a pris fin, il n’y avait « ni cénotaphe, ni monument à Londres, Moscou ou Washington, DC. La grippe espagnole est commémorée dans l’intimité, et non dans la sphère publique. Non pas comme une catastrophe historique, mais comme des millions de tragédies privées et discrètes ».

Bien qu’il n’y ait peut-être pas de mémorial à Moscou pour la lutte contre cette pandémie, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), nouvellement créée, développa, à l’époque et à la hâte, une infrastructure de santé publique. Le gouvernement soviétique a consulté le corps médical, a systématisé une réponse populaire à la grippe et élaboré un plan de santé publique. A. V. Molko, spécialiste soviétique de l’hygiène, organisateur de la santé et fondateur de l’éducation sanitaire nationale, a fait valoir que la médecine « dans sa conception moderne, sans s’écarter de ses fondements biologiques et de ses bases en sciences naturelles, est, par sa nature et ses objectifs, un problème sociologique ». À partir de là, les Soviétiques ont appelé les écoles de médecine à créer le « médecin du futur », qui avait besoin d’une « préparation sérieuse en sciences naturelles », « d’un bagage suffisant en sciences sociales pour comprendre l’environnement social » et « de la capacité à étudier les conditions professionnelles et sociales qui donnent lieu à la maladie et non seulement à guérir la maladie, mais aussi à suggérer des moyens de la prévenir ». L’URSS a été le premier pays à mettre en place un système de santé publique.

RiaM (USSR), The Life of Peoples of the Soviet and Capitalist East, 1927.

RiaM (USSR), The Life of Peoples of the Soviet and Capitalist East / La vie des peuples de l’Est capitaliste et soviétique, 1927.

La santé publique en tant qu’idée a une histoire qui remonte à la nuit des temps, mais les premières notions de santé publique concernaient moins la santé du public tout entier que l’éradication des maladies. Si cela signifiait que les pauvres en faisaient les frais, qu’il en fût ainsi. Cette conception hiérarchique plus ancienne de la santé publique demeure à notre époque, en particulier dans les États où les gouvernements bourgeois sont plus attachés au profit qu’à la population. Mais l’idée socialiste de santé publique – selon laquelle les institutions sociales et étatiques doivent se concentrer sur la prévention des maladies et la rupture de la chaîne d’infection – s’est imposée à partir du XIXe siècle et revient aujourd’hui sur le tapis.

Au lendemain de la grippe de 1918, une commission des épidémies a été créée à Vienne, en Autriche. Ce type d’initiative allait devenir un élément clé de l’Organisation de la santé de la Ligue des Nations (1920). Mais les ambitions de la Société ont été limitées par la domination coloniale d’une grande partie de la planète et par l’emprise des sociétés médicales privées dans les pays gouvernés par leurs bourgeoisies. Même la formation en 1946 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la première institution spécialisée des Nations unies, a été limitée par la mentalité coloniale et capitaliste, malgré le fait que les trois initiateurs de l’OMS – Szeming Sze (Chine), Geraldo de Paula Souza (Brésil) et Karl Evang (Norvège) – ne venaient d’aucune des principales puissances coloniales.

Alma-Ata

 

La lutte au sein des pays et de l’OMS pour démocratiser les soins de santé s’est intensifiée au cours des trois décennies qui ont suivi la création des Nations unies en 1945. Les pays du tiers monde qui ont créé le Mouvement des non-alignés en 1961 et le bloc du Groupe des 77 aux Nations unies en 1964 ont mené un programme en faveur d’un régime international de santé publique et de ressources accrues pour la santé publique plutôt que pour la privatisation des soins de santé. Ce débat a pris de l’ampleur lors de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires, qui s’est tenue à Alma-Ata (URSS) en septembre 1978. La Déclaration d’Alma-Ata contient la meilleure déclaration de défense de la santé publique jamais adoptée par les gouvernements du monde. En plus de souligner l’importance de la santé publique en général, la Déclaration a mis en évidence les grandes disparités entre les pays du bloc impérialiste et les pays du Tiers Monde. Il est intéressant de revenir sur le point VII de la Déclaration, qui stipule que les soins de santé primaires publics : 

  1. reflètent et évoluent à partir des conditions économiques et des caractéristiques socioculturelles et politiques du pays et de ses communautés et se fondent sur l’application des résultats pertinents de la recherche sociale, biomédicale et sur les services de santé et de l’expérience en matière de santé publique ;
  1. traitent les principaux problèmes de santé dans la communauté, en fournissant des services de promotion, de prévention, de traitement et de réadaptation en conséquence ;
  1. comprennent au moins : l’éducation concernant les problèmes de santé existants et les méthodes de prévention et de contrôle de ces problèmes ; la promotion de l’approvisionnement alimentaire et d’une nutrition adéquate ; un approvisionnement adéquat en eau potable et un assainissement de base ; les soins de santé maternelle et infantile, y compris la planification familiale ; la vaccination contre les principales maladies infectieuses ; la prévention et le contrôle des maladies endémiques au niveau local ; le traitement approprié des maladies et blessures courantes ; et la fourniture de médicaments essentiels ;
  1. impliquent, outre le secteur de la santé, tous les secteurs connexes et les aspects du développement national et communautaire, en particulier l’agriculture, l’élevage, l’alimentation, l’industrie, l’éducation, le logement, les travaux publics, les communications et d’autres secteurs ; et exigent les efforts coordonnés de tous ces secteurs ;
  1. demandent et encouragent une autonomie et une participation maximales des communautés et des individus à la planification, à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle des soins de santé primaires, en utilisant au mieux les ressources locales, nationales et autres disponibles ; et, à cette fin, développent au moyen d’une éducation appropriée la capacité des communautés à participer ;
  1. devraient être soutenus par des systèmes d’orientation intégrés, fonctionnels et qui se soutiennent mutuellement, conduisant à l’amélioration progressive de soins de santé complets pour tous, et donnant la priorité à ceux qui en ont le plus besoin ;
  1. s’appuient, au niveau local et au niveau de référence, sur des agents de santé, notamment des médecins, des infirmières, des sages-femmes, des auxiliaires et des travailleurs communautaires, selon le cas, ainsi que des praticiens traditionnels, selon les besoins, ayant reçu une formation sociale et technique appropriée pour travailler en équipe de santé et répondre aux besoins de santé exprimés par la communauté.

Il y a très peu à changer dans la déclaration d’Alma-Ata. Elle doit simplement être remise à l’ordre du jour.

Song Hyun-Sook (Korea), 2 Brushstrokes, 2012.

Song Hyun-Sook (Corée), 2 Brushstrokes/ Deux coups de pinceau, 2012.

La brutalité avec laquelle les gouvernements bourgeois ont géré la pandémie met en lumière la nécessité d’une enquête sur leur approche criminelle. La semaine dernière, Noam Chomsky et moi avons réfléchi aux nouvelles en provenance du Brésil, bien qu’elles puissent aussi bien provenir de l’Inde, de l’Afrique du Sud ou des États-Unis. Voici notre message :

Des sonnettes d’alarme annonçant l’épuisement de l’approvisionnement en oxygène de la ville de Manaus, au Brésil, ont été sonnées auprès des autorités locales et fédérales une semaine avant que la calamité n’entraîne la mort par asphyxie des patients atteints de COVID-19. Aucun État moderne – comme le Brésil – ne devrait avoir à admettre qu’il n’a rien fait lorsque ces avertissements sont arrivés et qu’il a simplement laissé ses propres citoyens mourir sans raison.

Un juge de la Cour suprême et le procureur général ont exigé que le gouvernement brésilien prenne des mesures, mais cela n’a pas fait réagir l’administration de Jair Bolsonaro. Absolument tout, dans cette affaire – détaillée dans le rapport du procureur général José Levi do Amaral – met en lumière la pourriture de la privatisation et de l’incompétence. Début janvier, les responsables locaux de la santé savaient qu’une pénurie d’oxygène était imminente, mais leur mise en garde n’a eu aucun effet. Un entrepreneur privé chargé de fournir l’oxygène a informé le gouvernement six jours avant que la ville ne soit à court de cet apport crucial dans la lutte contre COVID-19. Même avec les informations de l’entrepreneur, le gouvernement n’a rien fait ; il dira plus tard – contre tout avis scientifique – que le traitement précoce du coronavirus n’a pas fonctionné. L’insensibilité et l’incompétence du gouvernement de Bolsonaro ont conduit le procureur général Augusto Aras à demander une investigation spéciale. Pendant que Bolsonaro tergiversait, le gouvernement du Venezuela, dans un acte de solidarité, a envoyé une cargaison d’oxygène à Manaus.

Le dernier développement causé par le mélange toxique de privatisation, d’incompétence et d’insensibilité du gouvernement devrait renforcer le procès intenté par les syndicats de la santé du Brésil contre Jair Bolsonaro à la Cour pénale internationale (CPI) en juillet. Mais le problème n’est pas la faute de Bolsonaro seul ou même du Brésil. Le problème réside dans les gouvernements néolibéraux, les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Inde et d’autres, des gouvernements dont les engagements envers les entreprises à but lucratif et les milliardaires dépassent de loin leur engagement envers leurs propres citoyens ou envers leur propre constitution. Ce que nous voyons dans des pays comme le Brésil est un crime contre l’humanité.

Il est grand temps d’instituer un tribunal de citoyens pour enquêter sur l’échec total des gouvernements de Boris Johnson, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Narendra Modi et d’autres à briser la chaîne de l’infection par COVID-19. Un tel tribunal pourrait recueillir les informations factuelles qui permettraient de s’assurer que nous ne permettons pas à ces États de manipuler la scène du crime ; le tribunal fournirait à la CPI une base solide pour mener une enquête médico-légale sur ce crime contre l’humanité lorsque sa propre asphyxie politique sera apaisée.

Nous devrions tous nous indigner. Mais l’indignation n’est pas encore assez forte.

Natalia Babarovic (Chile), The Last Woman on Earth, 2011.

Natalia Babarovic (Chili), The Last Woman on Earth / La dernière femme sur terre, 2011.

Un rapport récent suggère que le gouvernement de Bolsonaro a mis en place une stratégie pour permettre la propagation du virus. Tout cela fera partie des preuves pour le tribunal des citoyens. Nous ne pouvons pas laisser l’amnésie s’installer. Nous devons nous souvenir et nous appuyer sur le type d’idées contenues dans la déclaration d’Alma-Ata.

Chaleureusement, 

Vijay

Je suis Tricontinental
Daniela Schroder
Traductrice
Bureau interrégional 

Cela fait un moment que je traduis les newsletters de Tricontinental : Institut pour la recherche sociale et d’autres documents de l’anglais vers l’espagnol et je prépare un doctorat sur les publications du mouvement féministe et des femmes contre la dictature au Chili. Je participe également aux mobilisations et à l’organisation politique de la Coordinadora Feminista 8M. Mon nouvel animal de compagnie, un chat nommé Lucha (« Lutte »), m’a tenu compagnie tout au long de ce travail. 

 

*Traduit de l’anglais par Claire Savina